Avertissement : toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d'une pure coïncidence.
Winston souleva la dernière latte et fouilla dans les entrailles secrètes de son parquet. Il en tira un vieux carnet Clairefontaine et un stylo-plume Parker qui paraissait plus fatigué encore. Dehors, la ville dormait. Les sirènes hurlantes s’étaient tues en attendant l’aurore. C’était l’heure où les patrouilles anti-migrants faisaient une pause dans les arrestations aléatoires, les expulsions expresses hors des frontières, les relégations dans les centres de rétention de Guyane et de Nouvelle-Calédonie.
Winston baissa le store et s’installa à la table de la cuisine. Depuis des mois, ce carnet accueillait ses pensées les plus intimes, ses réflexions de citoyen et d’amateur de poésie. Le stylo-plume entre ses doigts laissait échapper, bien plus qu’un filet d’encre, l’expression de sa tristesse et de son désarroi.
Le pays était aux mains du premier ministre Jonathan Barilla. Bientôt sa mentore Marianne le Pensec prendrait l’Elysée, parachevant le triomphe de son parti, de sa petite affaire familiale. Face aux manifestations citoyennes qui, samedi après samedi, dégénéraient en affrontements violents, le pouvoir avait décrété l’état d’urgence et rétabli la censure. L’audiovisuel public avait été mis au pas. Le groupe de presse du milliardaire Vincent Boulauret absorbait journaux, chaînes de télévision et canaux de radio. La nation ne parlait plus que d’une seule voix, celle de la haine et de l’intolérance. Celle de la France rance.
Il n’était plus question de s’exprimer librement sur les réseaux sociaux. Toute réflexion dissidente était immédiatement repérée par les algorithmes du ministre de l’Intérieur Eric Chiotti. Dans l’heure qui suivait, un escadron de la PP – la Police Patriotique – enfonçait votre porte, confisquait tout équipement numérique et coupait votre accès internet. En général on s’en sortait avec une amende administrative et l’obligation de suivre un stage de sensibilisation aux valeurs actuelles :
Travail, Famille, Poterie. Cependant l’état d’urgence conférait aux autorités un pouvoir de répression quasi-illimité sur ses propres citoyens. Des gens disparaissaient du jour au lendemain. Ils ressurgissaient quelques semaines plus tard, engrillagés, vêtus d’une combinaison orange, du côté de Cayenne ou de Nouméa.
Le carnet Clairefontaine restait le dernier réceptacle d’une pensée libre et sincère. Quant au stylo-plume, il n’était pas connecté et ne le serait jamais. C’était le paradoxe de l’encre et du papier : leur archaïsme permettait d’échapper à la société de surveillance instaurée par Barilla et ses sbires. Des outils futuristes, en somme.
Winston ouvrit une page vierge et dévissa le capuchon du vieux Parker. L’espace d’un instant, il oublia sa peur et sa colère pour mieux rouvrir les portes de sa mémoire. Jadis, à l’école républicaine, on lui avait appris ce beau poème de Paul Eluard. Alors il se mit à recopier, et la sensation de la grande plume n°6 glissant doucement sur le papier lui fit un bien immense.
Georges Aurouelle, « 2024 »
(extrait du premier chapitre)
