"Monsieur entra. Ah ! le drôle de bonhomme, et qu’il m’amusa !... Figurez-vous un petit vieux, tiré à quatre épingles, rasé de frais et tout rose, ainsi qu’une poupée. Très droit, très vif, très ragoûtant, ma foi ! il sautillait, en marchant, comme une petite sauterelle dans les prairies. Il me salua et avec infiniment de politesse :
– Comment vous appelez-vous, mon enfant ?
– Célestine, Monsieur.
– Célestine... fit-il... Célestine ?... Diable !... Joli nom, je ne prétends pas le contraire... mais trop long, mon enfant, beaucoup trop long... Je vous appellerai Marie, si vous le voulez bien... C’est très gentil aussi, et c’est court... Et puis, toutes mes femmes de chambre, je les ai appelées Marie. C’est une habitude à laquelle je serais désolé de renoncer... Je préférerais renoncer à la personne...
Ils ont tous cette bizarre manie de ne jamais vous appeler par votre nom véritable... Je ne m’étonnai pas trop, moi à qui l’on a donné déjà tous les noms de toutes les saintes du calendrier... Il insista :
– Ainsi, cela ne vous déplaît pas que je vous appelle Marie ?... C’est bien entendu ?...
– Mais oui, Monsieur...
– Jolie fille... bon caractère... Bien, bien !
Il m’avait dit tout cela d’un air enjoué, extrêmement respectueux, et sans me dévisager, sans fouiller d’un regard déshabilleur mon corsage, mes jupes, comme font, en général, les hommes. À peine s’il m’avait regardée. Depuis le moment où il était entré dans le salon, ses yeux restaient obstinément fixés sur mon petit stylo Waterman's, celui qui pendait à mon cou, attaché à sa chainette par un anneau bélière.
– Vous en avez d’autres ?... me demanda-t-il, après un court silence, pendant lequel il me sembla que son regard était devenu étrangement brillant.
– D’autres noms, Monsieur ?
– Non, mon enfant, d’autres stylos plume...
Et il passa, sur ses lèvres, à petits coups, une langue effilée, à la manière des chattes.
Je ne répondis pas tout de suite. Sur une interrogation plus pressante, je finis par répondre, mais d’une voix un peu rauque et troublée, comme s’il se fût agi de confesser un péché galant :
– Oui, Monsieur, j’en ai d’autres...
– En ébonite ?
– Oui, Monsieur.
– En ébonite marbrée ?
– Mais oui, Monsieur.
– Bien... bien... Et en ébonite marbrée jaune ?
– Je n’en ai pas, Monsieur...
– Il faudra en avoir... Je vous en donnerai.
– Merci, Monsieur !
– Bien... bien... Tais-toi !
J’avais peur, car il venait de passer dans ses yeux des lueurs troubles... des nuées rouges de spasme... Et des gouttes de sueur roulaient sur son front... Croyant qu’il allait défaillir, je fus sur le point de crier, d’appeler au secours... Mais la crise se calma, et, au bout de quelques minutes, il reprit d’une voix apaisée, tandis qu’un peu de salive moussait au coin de ses lèvres:
– Ça n’est rien... C’est fini... Comprenez-moi, mon enfant... Je suis un peu maniaque... À mon âge, cela est permis, n’est-ce pas ?... Ainsi, tenez, par exemple je ne trouve pas convenable qu’une femme nettoie ses stylos plume, à plus forte raison les miens... Je respecte beaucoup les femmes, Marie, et ne peux souffrir cela... C’est moi qui nettoierai vos stylos, vos petits stylos, vos chers petits stylos plume... C’est moi qui les entretiendrai... Écoutez bien... Chaque soir, avant de vous coucher, vous porterez vos stylos dans ma chambre... Vous les placerez près du lit, sur une petite table, et, tous les matins, en venant ouvrir mes fenêtres... vous les reprendrez.
Et, comme je manifestais un prodigieux étonnement, il ajouta :
– Voyons !... Ça n’est pas énorme, ce que je vous demande là... C’est une chose très naturelle, après tout... Et si vous êtes bien gentille...
Vivement, il tira de sa poche deux louis qu’il me remit.
– Si vous êtes bien gentille, bien obéissante, je vous donnerai souvent des petits cadeaux. La gouvernante vous paiera, tous les mois, vos gages... Mais, moi, Marie, entre nous, souvent, je vous donnerai des petits cadeaux. Des Waterman's, des Unic, des Gold Starry... Et même des Parker... Et qu’est-ce que je vous demande ?... Voyons, ça n’est pas extraordinaire, là... Est-ce donc si extraordinaire, mon Dieu ?
Monsieur s’emballait encore. À mesure qu’il parlait, ses paupières battaient, battaient comme des feuilles sous l’orage.
– Pourquoi ne dis-tu rien, Marie ?... Dis quelque chose... Pourquoi n’écris-tu pas avec ton petit stylo ?... Ecris un peu, que j’en voie la plume... que je la voie vivre sur le papier, ta petite plume en or…
Il s’agenouilla, baisa mon stylo, le pétrit de ses doigts fébriles et caresseurs, le décapuchonna... Et, en le baisant, le pétrissant, le caressant, il disait d’une voix suppliante, d’une voix d’enfant qui pleure :
– Oh ! Marie... Marie... ton petit stylo... donne-le-moi, tout de suite... tout de suite... tout de suite... Je le veux tout de suite... donne-le-moi, ton petit stylo plume...
J’étais sans force... La stupéfaction me paralysait... Je ne savais plus si je vivais réellement ou si je rêvais... Des yeux de Monsieur, je ne voyais que deux petits globes blancs, striés de rouge. Et sa bouche était tout entière barbouillée d’une sorte de bave savonneuse...
Enfin, il emporta mon stylo Waterman's et, durant deux heures, il s’enferma avec lui dans sa chambre...
– Vous plaisez beaucoup à Monsieur, me dit la gouvernante en me montrant la maison... Tâchez que cela continue... La place est bonne...
Quatre jours après, le matin, à l’heure habituelle, en allant ouvrir les fenêtres, je faillis m’évanouir d’horreur, dans la chambre... Monsieur était mort !... Étendu sur le dos, au milieu du lit, le corps presque entièrement nu, on sentait déjà en lui et sur lui la rigidité du cadavre. Il ne s’était point débattu. Sur les couvertures, nul désordre ; sur le drap, pas la moindre trace de lutte, de soubresaut, d’agonie, de mains crispées qui cherchent à étrangler la mort... Et j’aurais cru qu’il dormait, si son visage n’eût été violet, violet affreusement, de ce violet sinistre qu’ont les aubergines. Spectacle terrifiant, qui, plus encore que ce visage, me secoua d’épouvante... Monsieur tenait, serré entre ses dents, mon stylo plume…"
OCTAVE MIRBOT, "LE JOURNAL D'UNE FEMME DE CHAMBRE"
