Au début, quand tout a commencé, ma passion ne posait de problème à personne.
J'avais un stylo, semi-vintage, point.
Pourtant, s'ils avaient été observateurs, ils auraient remarqué que je le cajolais du regard, comme des parents le font avec leur petit dernier.
Ils auraient vu que je le prenais en photo dix fois par jour.
Ils auraient constaté que je le posais sur ma table de chevet quand je me couchais.
Mais je n'en avais qu'un...
Ils n’ont rien vu.
Rien.
Pourtant, le ver était dans le fruit, ou plutôt, la plume dans la tête…
Un mois plus tard, au hasard d’une brocante, je découvre un « vrai » stylo ancien. Je cherche au fond de mon portefeuille les 60 euros que me réclame le vendeur, après une négociation d’une heure, sans trouver autre chose qu’un billet de 20 euros…
Conscient que mes talents de négociateur ne permettront pas de faire coïncider mes moyens et son prix, je me tourne vers ma femme, pour lui demander si elle dispose de liquide.
Disparue ! J’avais trouvé un stylo et perdu ma femme !
Avant de la rechercher, j’allais trouver le seul distributeur du village pour régler « mon » stylo.
Retrouvée une heure plus tard assise prostrée dans la voiture, elle m’explique qu’elle n’en pouvait plus de me voir négocier 20 euros pendant autant de temps…
Le ver était bien dans le fruit.
Le même samedi soir, je découvre dans le journal qu’une autre brocante se tient à 60 kilomètres de notre domicile, le dimanche matin, dès 7 heures.
« Chérie, je t’ai frustrée de ta brocante aujourd’hui, si on s’en faisait une autre demain, plus grande, et je te promets d’être attentionné, et de ne pas chercher de stylo : c’est toi qui décidera à quel stand on s’arrête, OK ? »
Passionnée de vieux objets, elle est d’accord : « Mais on ne part pas avant 8/9 heures, hein ! »
Pendant la nuit, je rêve de Patrician anciens, de Duofold Senior et autres merveilles que j’espère trouver dans cette manifestation ou l’organisateur annonce 500 participants et de la « belle brocante ».
Je me convaincs que si je veux avoir une chance de trouver ces merveilles, il FAUT que je sois sur place dès l’ouverture !
Réveillé à 4 heures du matin, vif et tendu, sûr de découvrir dans quelques heures de somptueux stylos anciens par brassées….je décide que nous partirons à 5h30, pour être sur place à 6h30…On ne sait jamais !
Cette décision impliquait une action : réveiller ma femme à 4h30…
Mission délicate, s’il en est.
Mais, bon, faire 60 kilomètres pour rien, ça n’a pas de sens : il FAUT donc bien être sur place avant 7 heures.
J’entreprends la séance de réveil, avec douceur d’abord. Mais comment réveiller avec douceur quelqu’un qui n’a dormi que 5 heures depuis le coucher ?
Au bout de 15 minutes d’essais infructueux, stressé par la certitude que nous allions être « en retard », je décide de passer à des méthodes de réveil plus…musclées.
Ouvrir le volet ? Il fait encore nuit.
Mettre la radio à fond ? J’ai horreur de ça.
Eureka ! Je sais ! Feindre un énorme éternuement, puis profiter de l’effet que ça ne manquera pas de produire pour lui expliquer que je n’arrive plus à dormir, et que dans ces conditions, il vaut mieux en profiter pour être tôt sur site… « Et en plus tu sais, comme ça on sera plus tôt de retour à la maison, et on pourra passer voir ta mère… »
Cet argument (bien bas, j’en conviens) tempère un peu son envie manifeste de m’arracher les yeux, la tête et le reste…
Nous partons alors que ma montre marque 7 heures…
Je fais les 60 kilomètres en 21 minutes et 34 secondes…
Ma femme m’a menacé 11 fois de sauter de la voiture. Je lui ai dit qu’à 180, ça ferait sûrement mal.
Elle n’a pas sauté.
Arrivés sur place, je cherche le site de la brocante.
Place de la Mairie.
Là, c’est fléché…
« Un dernier virage à droite, et nous y sommes, ça va Chérie ? »
Mon cœur bondit à l’idée des merveilles qui m’attendent, même si une inquiétude sourde m’étreint : « et si un imbécile de collectionneur avait mis la main dessus à 6h30 ?!?!?! »
Vide….VIDE !!! La Place de la Mairie est…VI-DE !
Je fonce dans la boulangerie, ouverte à cette heure matinale : « OU EST LA BROCANTE ???? »
La boulangère me dévisage comme si elle venait d’apercevoir la réincarnation d’Attila faire irruption dans sa boutique.
« Quelle brocante ? C’était la semaine dernière, la brocante ! Et c’est pas interdit de dire bonjour quand on rentre chez moi ! »
LA SEMAINE DERNIERE !!
Je me rue dans la voiture. Ma femme est endormie. C’est à cause d’elle que j’ai raté les Patricians, Dorics et autres Duofolds ! A cause d’elle ! Si elle n’avait pas laissé traîner le journal de la semaine passée…
Je lui passe le savon du siècle, celui qui ne laisse pas indemne. Elle évite de justesse les coups. Mon volant se les prendra, ce qui déclenche l’airbag dans un vacarme tel qu’il domine le son de ma voix…
5 minutes plus tard, et les tympans endoloris par l’explosion, ma femme sort de la voiture…pour ne plus jamais y remettre les pieds.
Aujourd’hui, un an plus tard, mon lit est vide, mais mes tiroirs sont pleins de stylos…et je suis enfin HEUREUX !
Jean Buchser
"Cette fable est une pure fiction. Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite."
PS: ne racontez pas cette histoire à ma femme !
