L'élément déclencheur.
Le stylo-scarabée.
Je crois que deux évènements sont les déclencheurs de ma collection, deux évènements espacés de 30 ans, et il a fallu que le second me renvoie au premier dans une boucle temporelle pour qu'elle débute réellement. Les égyptiens voyaient dans le scarabée un symbole de résurrection et d'éternité, lié à la lumière solaire. Je vous laisse en juger.
Cela a commencé dans les années 80.
Ma sœur et moi, alors des enfants, appelions le stylo de mon père le "stylo-scarabée", car la "carapace" noire et arrondie de ce stylo à plume d'or présentait des stries vertes particulières: elles offraient des reflets nacrés qui semblaient scintiller légèrement à la lumière vive un peu comme le fait parfois la carapace des scarabées noirs aux reflets bleu-verts quand ils sont exposés en pleine lumière. Il ressemblait donc pour nous aux scarabées de la forêt dans laquelle nous nous baladions le dimanche en famille. D'ailleurs, cette forêt était officiellement rebaptisée la "Forêt des Scarabées" par ma sœur et moi, tellement il y en avait sur le chemin (des scarabées, pas des stylos.). Mon père, lui, appelait cette forêt la Hardt et son stylo "le Pelikan".
Chose amusante, l'agrafe de ce stylo de marque "Pelikan" reprenait la forme animale d'une tête de pélican. Contrairement aux stylos plumes que nous connaissions habituellement ma sœur et moi, de vulgaires stylo-plumes en mauvais plastique de supermarchés, ceux qui fuyaient dans la trousse etc… le stylo-scarabée utilisait un système à piston, chose assez unique dans les yeux des enfants que nous étions, habitués aux cartouches de plastique. Aucune autre personne n'avait un tel stylo alors qu'à l'école on voyait plein de stylos qui se ressemblaient.
Tous ces éléments de scintillance, de mécanisme, de rareté et de beauté cumulés en un stylo, le stylo-scarabée, lui conféraient une aura magique.
Mes parents, surpris de voir qu'on aimait tant ce stylo, se décidèrent à nous acheter pour Noël des équivalents économiques mais très qualitatifs: les Pelikan M200 pour moi et M150 pour elle (plus petit) tous les deux en noir. Ma mère était contente, elle n'aurait plus à nous voir revenir de l'école les doigts pleins d'encre, et nos cahiers ne seraient plus tachés par des "stypen" qu'elle rachetait à chaque rentrée, d'un plastique trop fragile et qui fuyaient trop souvent.
Je devais être en CE2 quand je l'ai reçu , et en CM1 quand j'ai commencé à l'utiliser à l'école. Mais ma sœur et moi, pourtant très contents, voyions bien que ce n'était pas les mêmes que le "stylo-scarabée" de papa et notre plaisir s'en trouvait parfois un peu diminué. Les nôtres ne renvoyaient que des reflets banals car il n'avaient pas ces fameuses stries vertes, et leur forme était moins arrondie.
Un jour mon père, à la suite d'une mauvaise manipulation -peut être avait-il voulu le démonter?- bloqua le piston de son stylo.
Il continua de l'utiliser en trempant la plume directement dans l'encrier.
Il s'en plaignait rarement, car il adorait la plume, qu'il ne pourrait probablement jamais retrouver sur un autre stylo, expliquant que l'usure était plus prononcée d'un côté, l'obligeant à le tenir penché mais que la calligraphie obtenue était à ses yeux parfaite.
Ma sœur et moi, alors adolescents, avons posé des questions et découvert que c'était une petite amie de faculté qui lui avait offert ce stylo. C'était son stylo, elle l'utilisait en cours et il avait déclaré qu'il était magnifique. Sûrement très amoureuse de mon père, elle lui avait donné immédiatement le stylo en cadeau, expliquant qu'elle n'aimait pas tellement écrire avec.
"Il devait avoir déjà beaucoup servi quand elle me l'offrit, car il fallait déjà l'incliner" déclara mon père.
Ma mère n'ayant jamais souffert de voir son mari utiliser le stylo d'une ex depuis peut être déjà vingt ans, décida alors d'emmener ledit stylo chez un revendeur de la ville, afin de procéder à une réparation.
Le vendeur expliqua qu'il valait mieux en racheter un neuf y ressemblant, ou le même d'occasion, et faire changer la plume, mais il n'expliqua rien de plus, préférant sûrement réaliser la vente.
Le temps pressait: l'anniversaire de mon père approchait.
Elle ne voulut pas offrir un stylo d'occasion et acheta alors le jour même un nouveau stylo Pelikan noir à stries vertes reflétant partiellement la lumière, ressemblant assez fortement au stylo-scarabée avec une belle plume en or, mais dont la forme et les stries était différentes.
Mon père apprécia le cadeau que sa femme lui fit, mais ne l'utilisa d'abord que très peu: la plume ne lui convenait pas, trop droite et trop rigide. Enfin, il décida d'en faire un stylo "pour le travail" tandis que le vieux Pelikan, au bec usé et au corps cassé, son préféré, serait celui de la maison.
Avec les années, ce dernier finit par n'être qu'un objet éternellement immobile sur son bureau, oublié, ne servant plus, mais scintillant toujours, puis remisé hors de vue. Le stylo scarabée était mort.
Un peu plus tard, mon père m'offrit pour mon anniversaire un M400 à stries moderne, je choisis la couleur bleue, ayant peur des moqueries de mes camarades si je venais au collège avec un stylo aux stries rouges trop féminines, mais c'était pourtant le stylo M400 noir à stries rouges qui m'avait tapé dans l'œil dans l'étal du marchand.
Ce stylo noir et bleu légèrement scintillant m'accompagna pourtant au collège, au lycée, au Bac , à la Fac… Fidèle destrier que le revendeur m'avait permis d'équiper (moyennant finances pour mon père) d'une plume 18 carats, contrairement au 14 carats habituels (et marquée d'un PF fameux). Cependant, malgré ses qualités extraordinaires, elel ne me plaisait pas totalement.
Puis des années plus tard, alors que j'avais quitté mon nid et que j'utilisais régulièrement internet, je découvris les catalogues en ligne de Pelikan, et des photos des Pelikan modernes, et tombai amoureux du "Tortue" brun… bien trop cher pour moi.
Je découvris aussi les forums, comme celui-ci, et l'amour que certains avaient pour les plumes souples anciennes. Je fus tenté… Je voulais moi aussi une flex!
Un jour, ayant l'argent, je craquai et m'achetai en suivant les conseils d'experts un stylo vintage sur la baie, un Pelikan 140 à stries vertes qui ressemblait un peu à celui, unique, de mon père. Au moment où je le tins en main pour la première fois, je reconnus le modèle et compris que j'avais acheté un stylo-scarabée! Mon cœur fit un bond de presque 30 ans dans le passé.
Ca alors! Mon père avait donc reçu de son ex un Pelikan 140, et à présent je savais pourquoi ce stylo était unique : il était d'une forme appelée "Torpedo". La fabrication était stoppée depuis longtemps, et sa forme et ses stries étaient un peu différentes du M400 que ma mère avait acheté pour mon père. La technologie de production des stries avait évolué, comme le design.
J'avais acquis des connaissances avant de l'acheter: j'étais sûr que la plume était interchangeable. J'avais aussi appris que les plumes Pelikan de certaines périodes, dites vintage, étaient naturellement plus flexibles que celles de fabrication récente.
J'arrivai chez mon père, alors divorcé de ma mère. Je lui fis ressortir son vieux Pelikan. C'était bien un 140 et l'autre un M400! Je lui proposai d'enlever la plume de son stylo cassé et de la placer sur celui que ma mère lui avait offert et qu'il utilisait au quotidien… mais il eut peur que je le casse en faisant cette manipulation, et puis "ce n'était pas possible, ce n'étaient pas les mêmes stylos, et les plumes n'avaient pas la même longueur, elles étaient trop différentes", disait-il.
Sûr de moi, je lui expliquais alors tout ce que mes recherches m'avaient appris, et que le vendeur n'avait jamais dit à ma mère:
"Papa, le OBB signifie double largeur en oblique!
-Ah bon?
-La plume n'est pas usée elle a toujours été souple et il fallait la pencher dès sa fabrication !
-J'avais toujours cru…
-Ce modèle est un 140, discontinué. L'entreprise a alors sorti le modèle 400.
-ah bon?
-Les plumes sont dévissables et interchangeables entre ces modèles!
-Ah bon?"
Je regardai la plume attentivement et observai le même collier en métal: j'étais persuadé que c'était une "dévissable" et non une plume "à friction".
Je pris un mouchoir en papier, en fis un rouleau que je plaçai autour de la plume comme c'était décrit sur la toile. Je serrai le pouce et mon index replié autour, et tournai le corps du vieux Pelikan.
"crac".
J'eus peur moi-même, mais j'avais réussi: le bruit sec était celui de l'encre complètement séchée qui avait fait un joint dur autour du filetage, et qui avait cédé bruyamment.
Mon père ouvrit grand les yeux, bloqua sa respiration, d'abord effrayé à l'idée de voir son vieux Pelikan totalement ruiné, puis posa son regard sur la plume dévissée.
-Oh, mais donc pendant tout ce temps…
Je saisis le stylo offert par ma mère, dévissai la plume moderne et sous les yeux d'enfant émerveillé de mon père, je plaçai sa plume OBB de 140 sur le corps de son M400.
Mon père me remercia pendant des semaines et j'étais fier d'avoir participé à l'union du meilleur des deux mondes: l'excellent état du 400 offert par ma mère et la plume OBB ancienne qui écrivait si bien du 140. C'était la renaissance du stylo scarabée dont la plume, jamais morte dans l'amour de mon père, pouvait recommencer une nouvelle vie en pleine lumière.
Je ressens encore cette satisfaction toute particulière, mélange d'émotions différentes. Enseigner quelque chose à mon père alors qu'il m'avait lui-même initié au rituel du remplissage et offert mon premier Pelikan, le voir émerveillé, terminée la réparation débutée des années auparavant par ma mère, faire renaître un Pelikan de ses cendres, maîtriser le combat contre les affres du temps, et voyager moi-même dans mon enfance. De plus j'y voyais, et y vois toujours une dimension unique: Fusionner ainsi l'amour que de deux femmes qui ne se connaissaient pas avaient eu pour le même homme, c'est une magie plutôt rare, je crois.
Mon 140 a une plume souple que j'aime et qu'aucun de mes stylos Pelikan offerts par mes parents durant ma jeunesse ne présentait. Grâce à lui j'ai aussi redécouvert mon M400 Bleu et noir à la plume finalement bien plus adaptée à mes goûts que les plumes actuelles.
Cet achat merveilleux et ses conséquences heureuses me confortèrent et une collection d'abord inavouée se manifesta quand un jour Pelikan annonça un nouveau m400 Tortoise brown. Je l'achetai à Strasbourg chez Monogram et eus le bol extraordinaire de trouver une plume vintage excellente sur la baie. Je l'en ai équipé. Une F en or légèrement stub, assez flexible sans qu'on exerce de pression et qui a un retour "ressort" formidable.
C'est mon meilleur stylo à présent.
J'ai aussi recomposé un 400 vintage tortoise brown (ou Schildpatt braun) , poli par mes soins, équipé de la plume du moderne que j'ai modifiée moi-même, mais je sais que la collection n'est peut être pas finie…
Il me reste un M400 noir et rouge à acheter, je crois? Ce sera pour une période plus fortunée… Et il y a aussi le blanc aux rayures grises, et puis le blanc aux rayures roses, et celui aux rayures jaunes "tortoise" et le turquoise …
Voilà, l'histoire du stylo-scarabée, et salutations à toltotoll ^^
