

Introduction historique
La période de production du 136, et plus généralement de la série 13X, s’étend de 1937 à 1947 ou 1948. Le 136 appartient à la production haut de gamme de Montblanc baptisée Meisterstück (en place depuis les années 20) – le code digital fonctionne ainsi : le chiffre des centaines indique la gamme (1, 2 ou 3) ; celui des dizaines indique le mode de remplissage (3 pour le piston, 2 pour le bouton à pression, 4 est encore un piston et n’indique qu’un changement de forme : flat top vers streamline) ; et le chiffre des unités indique la taille de la plume et donc du stylo (0, 2, 4, 6, 8 ; 8 et 9 étant la même taille). Toute la série 13X est dotée du fameux piston télescopique breveté par la firme en 1937 (toutefois, je n’ai trouvé qu’une copie américaine du brevet (grâce à Tom Westerich) datant du 1er août 1939, mais il paraît logique que sa création date de l’année du lancement de la série 13X). Ce piston fait encore aujourd’hui l’admiration des réparateurs de génie, tel Fountainbel, car il permet d’embarquer une quantité d’encre plus importante qu’avec un piston classique et sa complexité, assez redoutable pour un néophyte, représentait à l’époque une réelle innovation technologique dans le monde convenu des stylos-plume.
Voici un schéma du piston télescopique réalisé par Fountainbel.
Ici un schéma du piston sur un 146.

Là, sur un 13X (merci Francis).

Et voici un lien montrant les schémas des ingénieurs ayant breveté le système.
Voici l'explication de Fountainbel sur le forum.
Et la voici maintenant sur FPN.
Présentation
Le 136 représente la taille moyenne dans la gamme 13X qui court du 132 au 139 (le 138 étant une version plus sobre du 139). La même forme épouse chaque modèle ; une forme flat top légèrement conique aux aplats qui confère un aspect assez trapu à toute la série.




À noter que le capuchon est en forme de cône tronqué mais cela reste extrêmement discret.

Cette forme se retrouve également en arrière du stylo et s’étend de l’accroche du piston au corps jusqu’au blind cap qui porte les inscriptions du numéro de modèle « 136 » et de la taille de la plume « M ». Notez que la taille ne correspond pas exactement à la plume kugel medium. Si tout était d’origine la gravure porterait la mention « K M ».



Le corps, lui, apparaît comme un cylindre droit alors qu’il se resserre très légèrement vers la fenêtre. Mais le contraste entre le corps renflé et sa queue qui s’amenuise est l’un des grands plaisirs visuels du stylo, c’est encore plus marqué sur les modèles 138 et 139.

La fenêtre est striée comme sur tous les modèles de l’époque et est semi-longue car il en est de plus longues, qui dépassent largement le capuchon fermé, mais aussi de plus courtes qui disparaissent entièrement sous le capuchon.

Celle-ci présente deux couleurs : ambrée vers le corps et olive vers le pas de vis. Les deux couleurs existent sur d’autres modèles mais c’est la première fois que je vois les deux cohabiter. On sait que l’ambre orangé est la tendance naturelle de ce genre de fenêtre, le vert olive est moins courant mais existe néanmoins. Quoiqu’il en soit, elle est assez claire et l’on peut y lire sans difficulté le niveau d’encre.

Le pas de vis entre la fenêtre et la section indique une fermeture vissée, très classique. Ce n’est toutefois pas une fermeture très sûre, elle peut se défaire sans crier gare dans une poche de chemise. La section est incurvée et s’ouvre sur la plume et le conduit. Là aussi, on est dans le classique, ce type de section était très répandu à l’époque. L’incurvation offre un confort d’écriture sans égal pour qui aime tenir ses doigts sur la section, d’autant que la plume taille comme une n°15 de chez Pilot.


Le capuchon porte trois bagues – une large flanquée de deux fines – ce qui le date de l’après-guerre (1946-1948). Tous les modèles de la gamme Meisterstück présenteront désormais ce tropisme - devenu depuis iconique.

Nulle gravure sur cette bague large, seul le sommet du capuchon porte sur son pourtour les mentions MONTBLANC – MEISTERSTÜCK sans numéro de modèle (celui-ci se trouve sur le bouton du piston).


Le sommet proprement dit est marqué du sceau de l’étoile blanche à laquelle le temps a donné la teinte de l’ivoire. Ici, elle est bien conservée malgré un léger éclat à sa pointe.

Le clip est un modèle ondulé, toujours très classique pour l’époque, encore que 1946-1948 soit plutôt la période des tie clips. Un doute subsiste cependant car il est très proche de ceux des séries 3XX des années 30, j’en possède deux autres sur des modèles 322 (1936-1938) et Stöffhaas safety n°4 (1933) – sous marque de Montblanc avant la guerre. C’était donc un clip assez courant et malgré mes recherches je n’ai pu déterminer s’il s’agissait d’un clip original ou de remplacement. D’autres 136 sont vendus avec ce genre de clip, même chez des vendeurs sérieux. Est-ce Montblanc qui a utilisé son stock pendant la guerre ? Ou le fait des réparateurs qui peinent à trouver les clips idoines ?




Construction/Finition
Cet exemplaire est entièrement constitué de celluloïd, ce qui renforce la certitude que l’on peut avoir sur sa période de datation 1946-1948. Majoritairement utilisée avant la guerre, l’ébonite cohabite ensuite avec le celluloïd – qui est préféré pour le corps et le capuchon, l’ébonite étant réservée aux blind caps (capuchon et corps) ainsi qu’à la section. Beaucoup d’exemplaires wartime sont constitués de celluloïd et d’ébonite, ceux des années 1935-1939 également. L’hypothèse la plus souvent avancée pour justifier cet état de fait est qu’en cette période trouble, Montblanc ait été obligé de faire avec les moyens du bord et de piocher dans ses stocks.
La tige du piston est en ébonite et a été complètement refaite par Fountainbel. Bien sûr, elle se trouve à l'intérieur du mécanisme mais voici le bouton du piston ouvert.

Le piston proprement dit est en liège et nécessite un traitement particulier en ce que le stylo ne doit pas être stocké un long moment sans avoir été préalablement empli d’eau afin que le liège ne se rétracte de façon irrémédiable et compromette ainsi son rôle de joint. Le voici complètement repoussé vers le pas de vis.

La construction générale paraît solide et fiable malgré le temps passé. Sur ce modèle haut de gamme, la finition est particulièrement soignée et donne immédiatement le sentiment d’avoir en main un « beau stylo ». Pour s’en convaincre, il n’est que de le comparer à un modèle de la série 3XX. La différence est alors évidente.


Notez que la couche noire appliquée sur le celluloïd transparent est très fine et a tendance à s’effacer avec le temps. C’est très variable selon les exemplaires mais cela donne des reflets ambrés sur le corps qui laissent parfois entrevoir le mécanisme du piston. Il faut donc éviter autant que possible de polir ces stylos pour ne pas accentuer le phénomène.

Ergonomie
Ce point est assez subjectif. Il n’est pas aisé d’y apporter une réponse claire et nuancée mais je peux d’ores et déjà affirmer que la section est un point fort en faveur de cette ergonomie. Une fois saisi, le stylo tient bien dans la main et se montre un outil facilement maniable. Cependant, pouvant le comparer sur ce point au 146, son successeur, ce dernier me paraît supérieur. Il se dégage l’impression que Montblanc, après sa période de safeties des années 20 un peu raides, commence à donner à la question de l’ergonomie une importance accrue qui aboutira à cette formidable petite machine qu’est le 146. Le 136 est donc une étape réussie vers ce but.

Plume/Conduit
Nous abordons ici le centre nerveux de la bête ! Si le conduit est en ébonite et présente la même forme que celui du 146, il n’en possède pourtant les rainures caractéristiques qui lui ont donné son nom : ski slope. Celui du 136 possède les mêmes encoches carré mais est plein. Pour le reste il fonctionne très efficacement, avec un débit de 7/10 environ.
Voici un conduit de 146.

Voici un conduit de 136.

La plume, ici, est particulière et pour deux raisons. D’une part, c’est une plume de 146. Ce n’est pas un problème, les plumes de 136 et de 146 sont interchangeables. Cependant, bien que présentant les mêmes caractères (forme, gravure, deux tons), elles sont chacune gravée 136 ou 146 sur la partie qui rentre dans la section. Ce n’est donc pas visible par l’utilisateur. Pour le reste, c’est du classique : partie centrale rhodiée avec gravure bordée d’or, trou rond. La gravure indique 4810, suivi d’un M étoilé puis encerclé, 14C, MONTBLANC, 585. C’est assez proche des gravures que l’on trouvera dans les années futures sur les 146.

La seconde raison qui rend cette plume particulière est que c’est une plume kugel, c’est-à-dire une plume boule pour débutant. Ce n’est pas une plume très courante, encore qu’il en circule un certain nombre ces derniers temps. Elle présente une glisse et un grand confort sur tout type de papier quelle que soit l’encre. Cela fonctionne très bien même avec des encres aux qualités mécaniques de glisse pauvres (kiri same, fuyu syogun).

Voici en comparaison une plume de 146 extra fine.

Et voici maintenant, deux plumes de 146, broad et oblique medium.

Néanmoins, je serais assez curieux de connaître la raison qui a poussé Montblanc à produire une plume kugel pour débutant. Car dans les années de l’après-guerre, l’ensemble des écoliers européens usaient de plumes scolaires bien plus rêches et revêches qu’une extra fine de de la marque de Hambourg. Alors pourquoi créer une plume kugel pour des stylos haut de gamme dont les acheteurs avaient déjà l’âge et les moyens d’user sans risque de plumes standards ? Quoiqu’il en soit, cette plume kugel medium oscille entre M (quand le plein est fait) et B (quand le réservoir tend à se vider : l’effet goulet, observable également chez les Sailor) et, si elle est confortable, a tendance à écraser toutes les sensations tactiles du contact avec le papier.
Voici quelques essais d'écriture faits à la Röhrer & Klingner königsblau. La plume est l'un des plus flexibles que je possède avec la plume acier de mon autre 136.

En écriture normale.

En jouant avec le flex.



Rapport qualité – prix
Bien évidemment, la question est faussée puisqu’il s’agit d’un modèle ancien. Les prix aujourd’hui oscillent entre 600 et 1000 €, cela dépend des modèles, de leur état et des vendeurs. Et il n’est pas garanti que le celluloïd tienne, j’en sais quelque chose. Néanmoins, chez un vendeur honnête on peut s’en tirer pour 800 € avec un modèle en très bon état. Il ne faut pas hésiter non plus à être exigeant avec les vendeurs, il faut négocier et reconsidérer l’affaire si l’on n’est pas satisfait du modèle reçu. À ce prix-là on achète du rêve et il faut exiger qu’il soit à la hauteur de notre désir - tout en gardant à l’esprit que ces stylos ont au moins 70 ans d’âge. C’est bien normal puisque certains vendeurs refusent catégoriquement de baisser leurs prix qui sont parfois au-dessus du marché, augmentation due à la spéculation autour de la marque Montblanc et qui revient à faire monter artificiellement les prix.
Cet exemplaire est un cas particulier. Je l’ai acquis sur la baie pour 180 € tout compris où il était vendu en tant qu’épave avec un anneau manquant et une plume de remplacement. Je n’ai posé qu’une enchère, gagnante. La plume fut trouvée par hasard quelques mois plus tard, ainsi que l’anneau manquant. Le charmant Vasco Pisco, vendeur portugais sur FPN, s’est occupé d’installer l’anneau et le tout a été envoyé chez Francis pour un démontage/nettoyage/remontage complet, notamment du piston. Je m’en suis tiré pour moins de 500 €, ce qui est un très bon prix pour un exemplaire à fenêtre semi-longue et à plume kugel.
Conclusion
Ce 136 est un stylo qui mérite sa réputation, tant pour sa fiabilité (quand il est bien restauré) que pour sa valeur historique comme modèle constitutif de l’histoire de Montblanc. L’ergonomie et la plume en font un parfait outil d’écriture journalier. Son allure générale, tout en retenue, marque une élégance discrète un peu austère mais très classique et altière.

