Miracle !

[JeanB]

Aujourd'hui, mes pas m'ont égaré du coté de la rue Verdier, dans le 18ème arrondissement...
Ne la cherchez pas sur une carte (ou alors, elle est précise votre carte) elle mesure une vingtaine de mètres, tout au plus. Le genre de rue où l'on ne passe pas (c'est une impasse), mais où l'on ne va que si on y est contraint.
Je l'étais, puisque j'y rencontrais un vieux monsieur avec lequel j'avais échangé à Saint-Ouen, dimanche dernier...
Alors que je chinais et prenais en main un vieux stylo en ébonite marbrée, il m'avait apostrophé en me demandant si j'aimais les stylos.
Je lui avais fait part de mon vif intérêt pour ces objets scripturaux...
Il me prit alors par le bras, m'écarta du stand et me glissa à l'oreille que des vieux stylos, il en possédait plusieurs centaines, de l'époque où son père tenait une boutique de bijoux et stylos, rue du Chemin Vert.

Cinq minutes plus tard, nous dégustions une bière au comptoir d'un bistro de Saint-Ouen, j'apprenais pêle-mêle que le magasin avait fermé en 1952, que son père avait rapporté tout son stock à la maison, que lui-même ne s'étant jamais marié, avait vécu toute sa vie dans cet appartement familial, que les stylos étaient dans des cartons, la plupart dans leurs boîte, et que lorsque le père était mort, en 1960, à 80 ans, il avait légué ce trésor à son fils, non sans lui avoir répété que "ça valait une fortune"...

Il n'en fallait pas plus pour lui proposer de nous voir, afin que je puisse le cas échéant lui faire une offre.
Je lui glissait au passage que son père avait sûrement exagéré la valeur de ces stylos, et qu'on "verrait bien".
Ce lundi a été bien long, ce mardi matin aussi...
Bouton rond de la sonnette, un nom bien commun, un immeuble des années 1850, trois étages sans ascenseur, un parquet ciré, et la porte s'ouvre sur ce visage fatigué, mais sympathique.
Au milieu du salon, une table avec deux chaises, et au sol, une dizaine de cartons comme on en fait plus.
Un plateau argenté avec deux verres m'indique qu'on ne parlera de stylos qu'après avoir bu de ce vin doux qui trône au milieu de la table.
Je n'aime pas le vin doux.
On fera comme si...
Une heure.
C'est long, une heure.
Interminable quand on attend, et qu'on est pas venu pour écouter soixante dix ans d'une vie monotone, entre une mère étouffante et un père trop absent.
Un salvateur « bon, vous n'êtes pas venu écouter ma vie » vient clôturer cette saga solitaire, et réveille mon intérêt.
Prenez ce carton, et regardez...Prenez votre temps...
Le carton est un peu mou, hésitant entre le gris et le beige. Il mesure quarante centimètres de cotés, et un couvercle aux bords renforcés me sépare du contenu. Une belle écriture majuscule m'indique qu'il devrait contenir des...Waterman's !
Est-ce possible ? Le rêve de tout collectionneur se réaliserait-il enfin ? Je me prends à espérer des « Patrician », des habillages précieux, des celluloïds intacts...
Je vous passe la description de la transe qui m'a saisi quand j'ai en effet découvert ces boîtes caractéristiques, recouvertes de papier argenté, avec des motifs art déco, et le nom magique : « Patrician » !
Pas une ou deux, non !
Huit boîtes, pas une de moins, presque autant de Lady Patricia...
Mon inventaire à couper le souffle ne s'arrête pas là :
-Des eyedroppers à habillage en argent ou en or, y compris des fabuleux LEC en or 18 carats
-Deux Waterman's 58, et une ribambelle de modèles de toutes tailles.
-Des 92 et des 94 de plusieurs coloris
-Quelques portes-mines
-Un présentoir en carton
-Cinq flacons d'encre

Le deuxième carton porte le nom du même fabricant !
J'y trouverai des safeties, neufs dans leur boîte, habillés ou non, un très gros Numéro 20 en ébonite noire et lisse, des modèles à levier, et des pièces détachées.
Les autres cartons révéleront des Parker, y compris une vingtaine de « Duofold » de toutes tailles et de tous coloris, des stylos français (Bayard, Météore, Edacoto, principalement), des pièce détachées, des présentoirs anciens et des flacons d'encre en partie évaporée.

Un miracle.

Et voilà le temps venu de parler d'argent...

Je demande combien il en espère, en me disant que tout est possible, y compris le pire.

Son front se plisse, son regard se perd au plafond, puis il prend une grande inspiration, de celles qui annoncent des cataclysmes.

Il va parler.

Dix mille. Dix mille, et on ne discute pas.

Alors que je découvrais ces merveilles, mon cerveau avait calculé la valeur de ce trésor. Il y en avait au moins pour deux fois ce montant !
Belle affaire donc, mais...
Je n'avais absolument pas prévu de dépenser une telle somme.
Je devrais me résigner à ne prendre que quelques pièces, en espérant que la proposition de ne prendre que deux ou trois stylos n'allait pas le vexer définitivement.

Alors ? Qu'est-ce que vous en dites ?

Ben...dix mille, ça fait une somme !

Oui, mais je ne les lâcherai pas à moins que ça ! C'est le souvenir de mon père, vous comprenez !

Oui, bien sûr, mais je ne pensais pas dépenser tout cet argent, et d'ailleurs...je ne le pourrais pas !

Vous m'êtes sympathique, jeune homme. J'ai vu vos yeux. Vous aimez vraiment les stylos. Ils seront à vous, et à personne d'autre.
Je vais vous faire une proposition.
Vous me donnez 5000 francs aujourd'hui, et le reste dans un mois...

5000 francs ? Euh....750 euros aujourd'hui, et la même chose dans un mois ?

Oui, ça doit faire ça....Alors ?

Je lui serre la main. Il a les yeux mouillés. L'affaire est conclue.

Me voilà avec la moitié des cartons, et dans un mois avec le reste...

Un rêve absolu !

C'est ce matin que je comprends qu'en effet, j'ai rêvé !

Jean

[Hobiecat]

Merci beaucoup JeanB de nous faire si bien.... rêver !

PS : au cas où le rêve deviendrait réalité, je veux bien te racheter un 58...

[thinker41]

magnifique recit
on y croit jusqu au bout, felicitation

[jva]

Ah ! C'est bon une belle petite histoire comme celle-là le matin avant de lire les informations déprimantes au petit-déjeuner.
Merci Jean.
Personnellement, je rêve de trouver un Empereur sur une plage, reposant sur le sable, comme nous avons pu le voir une fois dans une vidéo sur les Namiki (il faudrait que je la retrouve d'ailleurs).

PS : Jean, je présume que tes valises sont prêtes aussi pour Los Angeles ...

[Plum73]

Très beau récit.
Je sais qui contacter si un jour je tombe sur un vieux monsieur qui désire vendre les Waterman's de son père.

[dboulonnais]

Le genre de rêve que nous faisons tous en cherchant sur les brocantes ou en allant chez les antiquaires !!
Trouver la boite avec les stylos qui reposent depuis 80, 100 ans !!
Le pire, c'est que cela doit exister !!!

[JeanB]

PS : Jean, je présume que tes valises sont prêtes aussi pour Los Angeles ...

Ben...non. Pas cette année! Un de mes clients a organisé son assemblée générale annuelle vendredi prochain à Frankfort, et je suis sollicité pour l'un des points essentiels de l'ordre du jour, bref....je DOIS être là bas, et donc, pas à L.A.

[Flying Dutchman]

Et encore un qui est tombé dans le panneau et qui a cru à la vérité de cette histoire! Bravo pour la qualité du récit, et dommage que ce ne soit pas vraiment arrivé!

[petitdauphinzele]

Donc André Mora aura les coudées franches à L.A., point de Frenchie concurrent .

Amusant, nous partageons les mêmes rêves, à quels détails, le lieu et la marque.

[borelek]

Si ce rêve devenait réalité, il ne serait que justice que cette réalité arrive à toi, Jean, et à personne d'autre.

[outremerBIS]

Ah m...!!! C'était tellement vrai et beau!! J'y ai cru jusqu'à la dernière ligne...
Qui sait, un jour peut-être, tomberez-vous sur ce personnage?

[Alain146]

Joli rêve, si bien raconté. Et en plus tu viens de gagner 20000 francs ! Donne-les à André Mora qui sait à L.A. ?

[Ballon]

Bonjour Jean,
Bonjour à tous,

En lisant le début de ce message, je me suis dit que je ne devais pas avoir une tête de fou de stylos puisque personne ne m'avait jamais pris par le bras pour me révéler des trésors insoupçonnés. Mais je me suis néanmoins laissé prendre...
Mais qu'il est facile de raconter des histoires à ceux qui ont les mêmes rêves ! Aussi, je suggère qu'en guise de pénitence pour cet exercice un peu facile, quoique remarquablement écrit, Jean nous écrive une nouvelle fois son conte avec la plume, l'encre et le papier de son choix. Des histoires de stylos, cela ne s'écrit pas au clavier, non ?

[bbk]

Bon sang, mon cœur battait à tout rompre! j'en étais même jaloux! Et à la fin je me dis dommage! Merci pour ce moment!

[JeanB]

j'en étais même jaloux! !

Ton aveu t'honore...

[AL+]

P... Jean !!! M... quoi !
J'ai marché à fond
Ça fait un choc à la fin

[Loositen]

En voilà une jolie histoire...

Je n'y croyais guère dés le départ parce que Jean nous a un peu habitué à ce genre de joli conte. Cela dit l'histoire est trés vraisemblable et pourrait arriver.

Enfin j'ai bien aimé l'histoire...

[Marsu]

Joli rêve, bien imagé... beau récit très agréable à lire ! Merci.
Revenez quand vous voudrez.

[allen]

P... Jean !!! M... quoi !
J'ai marché à fond
Ça fait un choc à la fin

Idem ! Dur ! mais quelle belle histoire, le début d'un roman, lance toi Jean !

Moi je rêve juste de pouvoir en essayer autant mais n'en posséder aucun sauf le souvenir

[Cally'plume]

Quel beau conte ! Moi aussi, je me suis prise à rêver qu'il était réalité ! Merci à Jean pour cette belle parenthèse