Une nouvelle, juste pour s'amuser.
Posté : 04 mars 2013 11:04
La petite table de bois clair.
J'ai chiné une petite table de bois clair. Elle fera un petit bureau d'appoint, avec ses pieds droits, son plateau lisse et doux au toucher, et son tiroir central à bouton en cuivre.
L'état est excellent, et il me suffira de trouver l'endroit adéquat pour la placer dans ma chambre à coucher.
Voilà, ici, avec la lumière qui vient de gauche. Ce sera parfait.
J'ai depuis longtemps le fauteuil que je lui réserve. Il est confortable et de taille adaptée.
Je rangerai de quoi tenir correspondance dans le tiroir.
Il n'est pas vide !
Quelques coupures de journaux datant de 1928 et relatant un fait divers, en l'occurrence l'opération ingénieuse par laquelle un banquier avait détourné deux millions de francs de son établissement, sans que personne ne s'en rende compte, avant la disparition mystérieuse dudit banquier.
Le tout relaté dans un français emphatique bien suranné. Amusant.
En plongeant ma main au fond du tiroir pour en extraire je ne sais quoi, ma main rapporte une boite allongée que j'identifie aussitôt !
Bleue, en carton, avec en lettres blanches le nom « Waterman's », puis « fountain pen » !
Elle contient quelque chose, sera-ce un Waterman, et dans l'affirmative, lequel ?
Le plaisir de la surprise est trop intense pour que j'ouvre immédiatement cette boîte.
Voyons, 1928 ? Trop tôt pour un Patrician, et la boîte ne correspond pas. Trop simple aussi pour renfermer un de ces eyedroppers à habillage des années 1910...
Je parie pour un stylo à levier, noir en ébonite « chased », équipé d'une plume numéro 2, la plus fréquente.
Va pour un 52, attributs chromés.
Je ne prends pas un risque énorme d'être déçu : le 52, c'est en fait l'entrée de gamme chez Waterman, dans ces années-là.
Je retourne la boîte, il y a un nom, écrit au crayon. Il évoque les pays slaves. Urban Jesech, et une date. 2 août 1924.
Je résiste à l'envie d'ouvrir enfin cette boîte au trésor.
Je « googelise » Urban Jesech. On ne sait jamais.
Le moteur de recherche reste muet.
Urban est un homme discret.
Elle est en très bel état, cette boîte. Elles sont souvent écornées, usées aux arêtes. Celle-ci est impeccable.
Je l'ouvre, avec respect, comme on ouvrirait la tombe d'un roi mort il y a deux mille ans.
Un papier de soie jauni dissimule encore le stylo, que je devine imposant. Au moins un 55...
Le papier est cassant, parcheminé, on devine sous le stylo l'habituelle notice d'utilisation.
C'est un Waterman's 56 woodgrain. Il est superbe. La couleur est parfaite, comme s'il venait de quitter l'usine. L'ébonite est brillante et les gravures sont fraîches. La grande plume est magnifique, avec une pointe moyenne. Elle est exceptionnellement souple. La vue du conduit me permet de constater que ce stylo est neuf. L'examen ultérieur du sac de caoutchouc, durci et cristallisé, confirmera que ce stylo n'a jamais vu d'encre...
Un sacrilège et un mystère quand on sait l'agrément que ces plumes souples offraient !
Je le repose pour la nuit, et celle-ci portant conseil, je me déciderai demain à l'utiliser, ou à le préserver comme s'il s'agissait d'une « time capsule », belle expression (capsule temporelle) qu'utilisent les américains en parlant d'un stylo ancien parvenu à l'état neuf au 21ème siècle.
Ma nuit est agitée : je suis banquier, dans les années 20 et je dois une somme faramineuse à un slave du nom d' Urban Jesech, qui menace de m’occire si je ne consent pas à lui verser deux millions que je n'ai pas...
Il a oublié lors de sa dernière visite à mon bureau un stylo neuf dans sa boîte que j'ai rangé dans le tiroir d'une petite desserte en attendant son retour.
Je me vois contraint de falsifier les écritures de l'établissement que je dirige pour pouvoir extraire, sans que cela se voit, une somme aussi conséquente.
Mon forfait accompli, j'irai lui porter les fonds dans un sac de médecin à soufflets, en cuir clair, dans le bar où il me donne rendez-vous quand il ne vient pas à mon bureau.
Personne ne saura rien. Surtout pas ma femme.
Et je reviendrai dans le monde « normal » comme si de rien n'était.
Rendez-vous de deux minutes, au « Grenadier Impérial ». Il me demande de le suivre et m'emmène dans une voiture.
Nous quittons le centre de Paris, direction le Bois de Boulogne.
Il est tard. Je n'aime pas ça. Il s’arrête sur un chemin de traverse. Nous descendons de l'automobile. Il sort un revolver et me fait avancer dans les taillis. Je stoppe devant une fosse fraîchement creusée. J'ai compris. Mon voyage s’arrêtera là. Une balle de 6.35 dans la nuque...
Je me réveille en sursaut et pris de panique.
Il me faudra cinq minutes pour me souvenir. Le stylo, les coupures de presse, et l'imagination a fait le reste...
Quelle horrible histoire ! Et ce cauchemar était d'une telle précision que j'ai vraiment eu l'impression de vivre chaque détail de ce fait divers sordide !
Le lendemain, je ne regarde plus le stylo avec les mêmes yeux. Et si mon rêve était vrai ? Et si le Waterman m'avait « parlé » ?
Mon vendredi sera troublé par cette idée.
Samedi matin. Je prends ma voiture et vais dans le Bois. Mentalement, je refais le trajet, incroyablement clair dans le souvenir de mon rêve.
Je m'arrête là où la Peugeot antique avait libéré ses occupants pour leur funeste balade.
L'endroit est toujours aussi inhospitalier. Personne n'est venu ici depuis des années, c'est certain.
Je suis troublé. Troublé et soudain pris d'un doute affreux.
Je cours à ma voiture, prends la pelle pliante de l'armée américaine que mon père trimbalait où qu'il aille...
Je creuse. Comme un dément.
Je ne sens ni mon dos, ni mes mains. Le trou fait bientôt cinquante centimètres de profondeur quand la lame bute sur un point dur. A genoux, je dégage petit à petit, à doigts nus, ce qui ne peut être qu'un crâne.
L'effroi est total.
Je rebouche le tout et fonce chez moi.
Je me lave les mains dix fois, coupe les ongles à ras, puis les baigne dans l'alcool à 90 degrés...
Ce stylo est maudit !
Je reprends les coupures de journaux.
Elles ont dû être recueillies par le successeur du banquier indélicat et entreposées puis oubliées dans « ma » petite table...
Je reprends la boîte du stylo, examine le mode d'emploi en quête d'une information, ou d'un indice... Rien, à part ce nom et cette date. Urban Jesech, 2 août 1924.
J'ai entre les mains le stylo d'un assassin.
Urban Jesech.
Est-ce seulement le nom de celui qui a oublié ce stylo dans le bureau du banquier ?
Je décide de donner une chance à ce stylo qui n'a de fait jamais été utilisé. Il deviendra le mien. Je change la poche de caoutchouc, je choisis une encre bleue, tirant sur le noir, et je laisse la plume écrire sur le papier.
Lorsque je me relis, une demi-heure plus tard, les premiers mots sont :
« J'ai chiné une petite table de bois clair. »
Jean Buchser
J'ai chiné une petite table de bois clair. Elle fera un petit bureau d'appoint, avec ses pieds droits, son plateau lisse et doux au toucher, et son tiroir central à bouton en cuivre.
L'état est excellent, et il me suffira de trouver l'endroit adéquat pour la placer dans ma chambre à coucher.
Voilà, ici, avec la lumière qui vient de gauche. Ce sera parfait.
J'ai depuis longtemps le fauteuil que je lui réserve. Il est confortable et de taille adaptée.
Je rangerai de quoi tenir correspondance dans le tiroir.
Il n'est pas vide !
Quelques coupures de journaux datant de 1928 et relatant un fait divers, en l'occurrence l'opération ingénieuse par laquelle un banquier avait détourné deux millions de francs de son établissement, sans que personne ne s'en rende compte, avant la disparition mystérieuse dudit banquier.
Le tout relaté dans un français emphatique bien suranné. Amusant.
En plongeant ma main au fond du tiroir pour en extraire je ne sais quoi, ma main rapporte une boite allongée que j'identifie aussitôt !
Bleue, en carton, avec en lettres blanches le nom « Waterman's », puis « fountain pen » !
Elle contient quelque chose, sera-ce un Waterman, et dans l'affirmative, lequel ?
Le plaisir de la surprise est trop intense pour que j'ouvre immédiatement cette boîte.
Voyons, 1928 ? Trop tôt pour un Patrician, et la boîte ne correspond pas. Trop simple aussi pour renfermer un de ces eyedroppers à habillage des années 1910...
Je parie pour un stylo à levier, noir en ébonite « chased », équipé d'une plume numéro 2, la plus fréquente.
Va pour un 52, attributs chromés.
Je ne prends pas un risque énorme d'être déçu : le 52, c'est en fait l'entrée de gamme chez Waterman, dans ces années-là.
Je retourne la boîte, il y a un nom, écrit au crayon. Il évoque les pays slaves. Urban Jesech, et une date. 2 août 1924.
Je résiste à l'envie d'ouvrir enfin cette boîte au trésor.
Je « googelise » Urban Jesech. On ne sait jamais.
Le moteur de recherche reste muet.
Urban est un homme discret.
Elle est en très bel état, cette boîte. Elles sont souvent écornées, usées aux arêtes. Celle-ci est impeccable.
Je l'ouvre, avec respect, comme on ouvrirait la tombe d'un roi mort il y a deux mille ans.
Un papier de soie jauni dissimule encore le stylo, que je devine imposant. Au moins un 55...
Le papier est cassant, parcheminé, on devine sous le stylo l'habituelle notice d'utilisation.
C'est un Waterman's 56 woodgrain. Il est superbe. La couleur est parfaite, comme s'il venait de quitter l'usine. L'ébonite est brillante et les gravures sont fraîches. La grande plume est magnifique, avec une pointe moyenne. Elle est exceptionnellement souple. La vue du conduit me permet de constater que ce stylo est neuf. L'examen ultérieur du sac de caoutchouc, durci et cristallisé, confirmera que ce stylo n'a jamais vu d'encre...
Un sacrilège et un mystère quand on sait l'agrément que ces plumes souples offraient !
Je le repose pour la nuit, et celle-ci portant conseil, je me déciderai demain à l'utiliser, ou à le préserver comme s'il s'agissait d'une « time capsule », belle expression (capsule temporelle) qu'utilisent les américains en parlant d'un stylo ancien parvenu à l'état neuf au 21ème siècle.
Ma nuit est agitée : je suis banquier, dans les années 20 et je dois une somme faramineuse à un slave du nom d' Urban Jesech, qui menace de m’occire si je ne consent pas à lui verser deux millions que je n'ai pas...
Il a oublié lors de sa dernière visite à mon bureau un stylo neuf dans sa boîte que j'ai rangé dans le tiroir d'une petite desserte en attendant son retour.
Je me vois contraint de falsifier les écritures de l'établissement que je dirige pour pouvoir extraire, sans que cela se voit, une somme aussi conséquente.
Mon forfait accompli, j'irai lui porter les fonds dans un sac de médecin à soufflets, en cuir clair, dans le bar où il me donne rendez-vous quand il ne vient pas à mon bureau.
Personne ne saura rien. Surtout pas ma femme.
Et je reviendrai dans le monde « normal » comme si de rien n'était.
Rendez-vous de deux minutes, au « Grenadier Impérial ». Il me demande de le suivre et m'emmène dans une voiture.
Nous quittons le centre de Paris, direction le Bois de Boulogne.
Il est tard. Je n'aime pas ça. Il s’arrête sur un chemin de traverse. Nous descendons de l'automobile. Il sort un revolver et me fait avancer dans les taillis. Je stoppe devant une fosse fraîchement creusée. J'ai compris. Mon voyage s’arrêtera là. Une balle de 6.35 dans la nuque...
Je me réveille en sursaut et pris de panique.
Il me faudra cinq minutes pour me souvenir. Le stylo, les coupures de presse, et l'imagination a fait le reste...
Quelle horrible histoire ! Et ce cauchemar était d'une telle précision que j'ai vraiment eu l'impression de vivre chaque détail de ce fait divers sordide !
Le lendemain, je ne regarde plus le stylo avec les mêmes yeux. Et si mon rêve était vrai ? Et si le Waterman m'avait « parlé » ?
Mon vendredi sera troublé par cette idée.
Samedi matin. Je prends ma voiture et vais dans le Bois. Mentalement, je refais le trajet, incroyablement clair dans le souvenir de mon rêve.
Je m'arrête là où la Peugeot antique avait libéré ses occupants pour leur funeste balade.
L'endroit est toujours aussi inhospitalier. Personne n'est venu ici depuis des années, c'est certain.
Je suis troublé. Troublé et soudain pris d'un doute affreux.
Je cours à ma voiture, prends la pelle pliante de l'armée américaine que mon père trimbalait où qu'il aille...
Je creuse. Comme un dément.
Je ne sens ni mon dos, ni mes mains. Le trou fait bientôt cinquante centimètres de profondeur quand la lame bute sur un point dur. A genoux, je dégage petit à petit, à doigts nus, ce qui ne peut être qu'un crâne.
L'effroi est total.
Je rebouche le tout et fonce chez moi.
Je me lave les mains dix fois, coupe les ongles à ras, puis les baigne dans l'alcool à 90 degrés...
Ce stylo est maudit !
Je reprends les coupures de journaux.
Elles ont dû être recueillies par le successeur du banquier indélicat et entreposées puis oubliées dans « ma » petite table...
Je reprends la boîte du stylo, examine le mode d'emploi en quête d'une information, ou d'un indice... Rien, à part ce nom et cette date. Urban Jesech, 2 août 1924.
J'ai entre les mains le stylo d'un assassin.
Urban Jesech.
Est-ce seulement le nom de celui qui a oublié ce stylo dans le bureau du banquier ?
Je décide de donner une chance à ce stylo qui n'a de fait jamais été utilisé. Il deviendra le mien. Je change la poche de caoutchouc, je choisis une encre bleue, tirant sur le noir, et je laisse la plume écrire sur le papier.
Lorsque je me relis, une demi-heure plus tard, les premiers mots sont :
« J'ai chiné une petite table de bois clair. »
Jean Buchser