Stylo et littérature
Posté : 23 mars 2018 16:52
Chers amis,
En attendant un article que je dois rédiger sur les stylos pour le magazine "Monsieur" (parution prévue à la rentrée de septembre), ayant moi-même des velléités d'écriture puisque je suis en phase de correction de mon premier roman, il se trouve que je publie, sur ma page Facebook, des chroniques sur des thèmes divers, que j'espère rassembler un jour en un recueil pour publication .
J'ai eu l'idée il y a quelques temps d'écrire un texte sur notre passion commune, et je vous le soumets.
"La pensée est, comme la vie, à l’image de l’écriture: soignée, parfois brouillonne et raturée, mais toujours faite de pleins et de déliés; en grandes envolées ou en mots serrés et penchés, la plume revêche avance en grattant l’écorce du papier tandis qu’au revers de la feuille, les mots s’envolent parfois, dépassant le flot des idées. Les actes, bons ou mauvais, heureux ou funestes, sont consignés dans le répertoire mental que le paraphe vient valider d’un trait final, comme un coup de chapeau de mousquetaire.
J’allais choisir le stylo avec lequel rédiger ces quelques pages.
Cinq possibilités s’offraient à moi: utiliser l’ancien, ou peut-être le généreux; l’arrogant, l’élégant ou encore le sage *. J’hésitais sur ces instruments d’écriture lorsqu’il me vint l’idée, pourquoi pas, d’attribuer un paragraphe à chacun. Malgré les apparences, cela n’était pas équitable, car commencer en haut, lorsque le bras est ergonomiquement installé, n’est pas finir en bas, les doigts en porte-à-faux de l’épaisseur du cahier; et où même la page de gauche, flottante, devient hostile lorsque la plume entame l’ascension du bombé avant la crevasse de la reliure, tandis que celle de droite repose bien à plat, accueillant sereinement son offrande épistolaire.
Tant pis, les cinq allaient se partager la besogne; l’arrogant ouvrit le bal.
Il était italien, jeune et rutilant, le corps musclé de facettes toutes d’argent vêtues; le capuchon vissé et l’agrafe gondolée lui donnaient une allure de voiture de luxe. Sa sculpturale plume en or était saillante et faisait de chaque mot une oeuvre baroque à part entière. Et tandis que l’arrogant effeuillait son périple, je pensais à ses alter ego de toutes origines, en or ou en palladium, ciselés, godronnés, ornés et visibles, dans les mains malhabiles de commerciaux qui ne sortaient leur trophée que pour signer: du haut de leur magnificence, les bas de pages était leur domaine exclusif.
Mais l’arrogant, profitant de ses privilèges, avait donné le ton, et ma correspondance prenait des allures de drague excessive: il était temps pour lui de céder la place à une plume mieux élevée. C’est alors que l’ancien, un anglais des années trente ayant trop dormi dans sa boîte écornée, se réveilla pour proposer de prendre le relais de ma rêverie narrative.
Il n’avait pas l’air bien vaillant, l’ancien, avec son long corps noir trop léger, sa bague dorée comme une alliance et sa plume perpétuellement enrhumée d’encre; mais celle-ci était particulièrement flexible et savait bien danser: l’anglais avait de beaux restes.
Et il fit de son mieux, racontant l’histoire avec ornementation, toussant et crachotant, malgré la colère du papier qui se remémora, sur le coup, les garnements en blouse la maculant de lettres mal formées et de taches qu’ils venaient puiser dans le gobelet en verre enchâssé dans le bois du pupitre, en haut à droite.
Le sage, un vieux français jaspé à l’étoile de shériff, lui proposa de lui succéder, et l’anglais, fatigué mais fier de sa performance, retourna se reposer dans l’écrin cartonné.
Le sage était plus petit que les autres; parfaitement cylindrique, le capuchon sans agrafe, il adorait rouler sur le bureau d’où il ne sortait pas, son système de remplissage à levier le prédisposant à l’incontinence. Mais sa plume d’acier, adaptée à l’écriture Spencerienne, glissait avec mesure, formant chaque lettre, chaque accent, chaque mot, chaque phrase avec grâce et détail, accentuant la finesse du délié tout en gorgeant le plein avec mesure.
Au bout d’un long paragraphe, je choisis l’élégant qui attaquait déjà les régions inférieures de mon papier vergé; je savais par expérience qu’il s’acquitterait parfaitement de sa mission. Qu’il était beau, cet allemand aux couleurs d’automne ! Malgré ses cinquante ans, il n’avait pas une ride ni même de cicatrice. Les rouages de sa pompe attestaient de sa bonne santé et sa plume, flexible comme l’anglais, retenaient le mot sur le papier afin qu’il ne sorte pas de manière inconsidérée. Il avait peut-être un peu de mal à orner les lettres, mais son flot continu calmait les ardeurs ostentatoires de l’arrogant, laissant derrière lui un paragraphe soumis à pondération.
Il me fallait terminer mon écrit, et c’est à dessein que je choisis le généreux pour la part difficile de l’exercice. Il était allemand, lui aussi, et avait connu la guerre; son habillage était d’une grande sobriété, rappelant les objets d’écriture que l’on offrait parfois, à la place d’une montre, pour la première communion. Son corps d’un noir sépia portait, aux endroits stratégiques, l’empreinte patinée de ses utilisateurs successifs, et sa plume en cerf-volant ne brillait pas par sa démesure. Parfaitement adapté à ma main, il accompagna ma pensée avec fidélité, constance et exactitude, sans fioritures ni faux semblants, laissant sur le papier une écriture qui, enfin, me ressemblait.
Pourquoi l’avais-je nommé ainsi? L’intuition avait simplement fait son travail, alors que je cherchais depuis longtemps l’instrument qui prolongerait le mieux ma pensée; sa plume avait équilibré ma prose, m’obligeant à poser les mots avec justesse, la générosité étant, comme ma plume, “une vertu de grande allure” (Albert Camus)".
Dominique LELYS
* L’arrogant: Montegrappa “Réminiscence" en argent, plume stub semi flex, taille F. Vers 1980.
L’ancien, Swan Mabie Todd en résine noire, plume flex, réservoir à sac, années 30.
Le sage, Golden Starry jaspé, remplissage à levier, réservoir à sac, années 20.
L’élégant: Pélikan “Tortoise” 400 NN, système à pompe, circa 1960.
Le généreux: Montblanc Simplo 444, capuchon argenté,plume flex, vers 1940.
En attendant un article que je dois rédiger sur les stylos pour le magazine "Monsieur" (parution prévue à la rentrée de septembre), ayant moi-même des velléités d'écriture puisque je suis en phase de correction de mon premier roman, il se trouve que je publie, sur ma page Facebook, des chroniques sur des thèmes divers, que j'espère rassembler un jour en un recueil pour publication .
J'ai eu l'idée il y a quelques temps d'écrire un texte sur notre passion commune, et je vous le soumets.
"La pensée est, comme la vie, à l’image de l’écriture: soignée, parfois brouillonne et raturée, mais toujours faite de pleins et de déliés; en grandes envolées ou en mots serrés et penchés, la plume revêche avance en grattant l’écorce du papier tandis qu’au revers de la feuille, les mots s’envolent parfois, dépassant le flot des idées. Les actes, bons ou mauvais, heureux ou funestes, sont consignés dans le répertoire mental que le paraphe vient valider d’un trait final, comme un coup de chapeau de mousquetaire.
J’allais choisir le stylo avec lequel rédiger ces quelques pages.
Cinq possibilités s’offraient à moi: utiliser l’ancien, ou peut-être le généreux; l’arrogant, l’élégant ou encore le sage *. J’hésitais sur ces instruments d’écriture lorsqu’il me vint l’idée, pourquoi pas, d’attribuer un paragraphe à chacun. Malgré les apparences, cela n’était pas équitable, car commencer en haut, lorsque le bras est ergonomiquement installé, n’est pas finir en bas, les doigts en porte-à-faux de l’épaisseur du cahier; et où même la page de gauche, flottante, devient hostile lorsque la plume entame l’ascension du bombé avant la crevasse de la reliure, tandis que celle de droite repose bien à plat, accueillant sereinement son offrande épistolaire.
Tant pis, les cinq allaient se partager la besogne; l’arrogant ouvrit le bal.
Il était italien, jeune et rutilant, le corps musclé de facettes toutes d’argent vêtues; le capuchon vissé et l’agrafe gondolée lui donnaient une allure de voiture de luxe. Sa sculpturale plume en or était saillante et faisait de chaque mot une oeuvre baroque à part entière. Et tandis que l’arrogant effeuillait son périple, je pensais à ses alter ego de toutes origines, en or ou en palladium, ciselés, godronnés, ornés et visibles, dans les mains malhabiles de commerciaux qui ne sortaient leur trophée que pour signer: du haut de leur magnificence, les bas de pages était leur domaine exclusif.
Mais l’arrogant, profitant de ses privilèges, avait donné le ton, et ma correspondance prenait des allures de drague excessive: il était temps pour lui de céder la place à une plume mieux élevée. C’est alors que l’ancien, un anglais des années trente ayant trop dormi dans sa boîte écornée, se réveilla pour proposer de prendre le relais de ma rêverie narrative.
Il n’avait pas l’air bien vaillant, l’ancien, avec son long corps noir trop léger, sa bague dorée comme une alliance et sa plume perpétuellement enrhumée d’encre; mais celle-ci était particulièrement flexible et savait bien danser: l’anglais avait de beaux restes.
Et il fit de son mieux, racontant l’histoire avec ornementation, toussant et crachotant, malgré la colère du papier qui se remémora, sur le coup, les garnements en blouse la maculant de lettres mal formées et de taches qu’ils venaient puiser dans le gobelet en verre enchâssé dans le bois du pupitre, en haut à droite.
Le sage, un vieux français jaspé à l’étoile de shériff, lui proposa de lui succéder, et l’anglais, fatigué mais fier de sa performance, retourna se reposer dans l’écrin cartonné.
Le sage était plus petit que les autres; parfaitement cylindrique, le capuchon sans agrafe, il adorait rouler sur le bureau d’où il ne sortait pas, son système de remplissage à levier le prédisposant à l’incontinence. Mais sa plume d’acier, adaptée à l’écriture Spencerienne, glissait avec mesure, formant chaque lettre, chaque accent, chaque mot, chaque phrase avec grâce et détail, accentuant la finesse du délié tout en gorgeant le plein avec mesure.
Au bout d’un long paragraphe, je choisis l’élégant qui attaquait déjà les régions inférieures de mon papier vergé; je savais par expérience qu’il s’acquitterait parfaitement de sa mission. Qu’il était beau, cet allemand aux couleurs d’automne ! Malgré ses cinquante ans, il n’avait pas une ride ni même de cicatrice. Les rouages de sa pompe attestaient de sa bonne santé et sa plume, flexible comme l’anglais, retenaient le mot sur le papier afin qu’il ne sorte pas de manière inconsidérée. Il avait peut-être un peu de mal à orner les lettres, mais son flot continu calmait les ardeurs ostentatoires de l’arrogant, laissant derrière lui un paragraphe soumis à pondération.
Il me fallait terminer mon écrit, et c’est à dessein que je choisis le généreux pour la part difficile de l’exercice. Il était allemand, lui aussi, et avait connu la guerre; son habillage était d’une grande sobriété, rappelant les objets d’écriture que l’on offrait parfois, à la place d’une montre, pour la première communion. Son corps d’un noir sépia portait, aux endroits stratégiques, l’empreinte patinée de ses utilisateurs successifs, et sa plume en cerf-volant ne brillait pas par sa démesure. Parfaitement adapté à ma main, il accompagna ma pensée avec fidélité, constance et exactitude, sans fioritures ni faux semblants, laissant sur le papier une écriture qui, enfin, me ressemblait.
Pourquoi l’avais-je nommé ainsi? L’intuition avait simplement fait son travail, alors que je cherchais depuis longtemps l’instrument qui prolongerait le mieux ma pensée; sa plume avait équilibré ma prose, m’obligeant à poser les mots avec justesse, la générosité étant, comme ma plume, “une vertu de grande allure” (Albert Camus)".
Dominique LELYS
* L’arrogant: Montegrappa “Réminiscence" en argent, plume stub semi flex, taille F. Vers 1980.
L’ancien, Swan Mabie Todd en résine noire, plume flex, réservoir à sac, années 30.
Le sage, Golden Starry jaspé, remplissage à levier, réservoir à sac, années 20.
L’élégant: Pélikan “Tortoise” 400 NN, système à pompe, circa 1960.
Le généreux: Montblanc Simplo 444, capuchon argenté,plume flex, vers 1940.