Umberto Eco et l'art d'écrire
Posté : 12 avr. 2015 12:39
Un petit texte d'Umberto Eco, paru dans l'hebdomadaire italien "L'espresso" que j'ai trouvé intéressant et que je vous ai traduit et transposé dans la foulée... À méditer. Peut-être aurais-je du le placer en "calligraphie" mais j'ai préféré l'insérer ici pour recueillir, du moins j'espère, un plus grand nombre d'avis... Bonne lecture
Des pensées bien écrites…
Il y a une dizaine de jours, Maria Novella de Luca et Stefano Bartezzaghi ont consacré trois pages de la Repubblica (diable !) au déclin de la calligraphie. On le sait en effet, entre les ordinateurs et les sms, nos enfants ne savent (presque) plus écrire à la main sinon en employant une écriture faite de majuscules maladroites. Dans le même article une enseignante ajoutait qu’ils ne maîtrisaient plus du tout l’orthographe mais il s’agit-là selon moi d’un autre problème : les médecins maîtrisent l’orthographe mais écrivent mal, et l’on peut très bien être un calligraphe émérite et ne pas savoir si l’on écrit emprunte ou empreinte…
En fait, le problème vient plutôt du fait qu’une telle tragédie a débuté bien avant l’arrivée des ordinateurs et des smartphones. Mes parents écrivaient avec une graphie légèrement inclinée (ils tenaient souvent la feuille de travers) et chaque lettre était, du moins selon les standards d’aujourd’hui, une petite œuvre d’art. C’est vrai qu’alors déjà régnait l’idée — largement diffusée par ceux qui écrivaient mal — que la belle écriture était un art d’oisifs et d’imbéciles, mais s’il est vrai qu’une belle écriture n’atteste en rien l’intelligence de qui la pratique, il était au moins agréable de recevoir une carte ou un document écrit dans les règles de l’art…
Ma génération fut également sensibilisée à la belle écriture et, durant les premiers mois de l’école élémentaire, nous remplissions de longues pages de lettres bien nettes et bien formées, le maître n’hésitant pas à guider nos poignets pour que nos a et nos b soient les plus parfaits possible. Et puis, avec le temps, tous ces exercices ont été jugés salissants, inutiles, et pour finir répressifs et socialement discriminants (et là, j’avoue ne pas comprendre…). Pour résoudre ces soi-disant problèmes, on imposa après-guerre l’usage des premiers stylos à bille, les fameux Biro. Or, s’ils ne tachaient plus les doigts et les blouses, ils coulaient souvent sur les feuilles et l’encre était si grasse que le simple fait de passer un doigt sur la page ou de la retourner suffisait à ruiner les efforts des plus minutieux. Et c’est ainsi que disparut toute velléité à la belle écriture, condamnée qu’elle était aux coulures… Et puis, dans tous les cas, même lorsqu’un miracle se produisait et que la graphie demeurait indemne, elle n’avait plus ni âme, ni style, ni personnalité.
Mais revenons au présent. Pourquoi devrions-nous regretter la belle écriture ? Savoir écrire correctement et rapidement à l’aide d’un clavier exerce à la rapidité de la pensée, souvent le correcteur orthographique identifie les fautes et si l’usage du smartphone conduit les jeunes générations à écrire « tu va réu6r » ou « a 2m1 » au lieu de « tu vas réussir » et « à demain », n’oublions pas que nos lointains ancêtres auraient hurlé en nous voyant écrire « joie » au lieu de « ioie » et « je suis Français » au lieu de « ie suis Françoys », tandis que l’expression « respondeo dicendum quod » des théologiens médiévaux aurait conduit Cicéron à se couper lui-même les deux mains…
Le fait est que l’art de la calligraphie enseigne le contrôle de la main et la parfaite coordination entre le cerveau et le geste. Sur ce point, Bartezzaghi rappelle que l’écriture manuscrite exige que l’on compose mentalement la phrase avant de l’écrire, mais dans tous les cas l’écriture manuelle, confrontée à la résistance de la plume et du papier, impose un ralentissement réflexif. De nombreux écrivains, même s’ils sont habitués à écrire à l’ordinateur, préféreraient parfois graver leurs mots sur des plaques d’argile comme les Sumériens, ne serait-ce que pour pouvoir penser calmement.
Les enfants écrivent donc de plus en plus à l’ordinateur ou sur une tablette ou un smartphone. Soit. Pour autant l’humanité a toujours su réhabiliter en tant qu’exercice sportif ou que plaisir esthétique ce que la civilisation a éradiqué en tant que nécessité. Nous n’avons plus besoin de nous déplacer à cheval mais nous pratiquons l’équitation ; les avions existent mais certains traversent encore les mers et les océans à la voile comme le faisaient les antiques Phéniciens ; les mails n’ont pas éliminé les philatélistes ; nous faisons la guerre avec des kalashnikov mais nous organisons encore des compétitions d’escrime…
Il faudrait donc que les mères et les pères envoient leurs enfants dans des écoles de calligraphie, avec des concours et des récompenses à la clé, et pas seulement pour leur éducation mais surtout pour leur bien-être psychomoteur. C’est évidemment très bien d’être civilisé. Mais c’est encore mieux de rester humain…
©U. Eco