Le vice-amiral Frank Lenski, commandant en chef de la flotte allemande et de ses forces de soutien, était tendu ; son impassibilité affichée était trahie par les rides de son front et la crispation de sa mâchoire..
Il serrait à le rompre un stylographe à la carrure aussi impressionnante que celle de l'amiral, un Pelikan Souverän M 1000 Stresemann noir et vert, qui lui avait été offert à l'occasion de son accession à l'amirauté.
L’amiral, connaissant la passion de Lenski pour les stylos plume, lui avait confié une mission assez inhabituelle et délicate.
Un journaliste américain de Chicago, Phil Libert, avait écrit au chancelier allemand pour lui demander de bien vouloir enquêter sur un stylo plume que venait de lui envoyer une lointaine cousine française, Henriette, du Mans, une ville que connaissant bien Lenski pour être le lieu de vie d’un grand spécialiste de la restauration de stylos, Monsieur Paul Lux (qui, contrairement à ce que d’aucuns pouvaient penser, n’était pas le fils naturel de Guy Lux et d’une vachette).
Madame Henriette disait que ce stylo, un Wahl Eversharp skyline avait appartenu à un magistrat français, Henry Delpech, l’un des cinq substituts qui représentaient la France au procès des responsables nazis à Nuremberg, de novembre 1945 à octobre 1946.
Phil savait que les skylines avaient été fabriqués entre 1940 et1949, sous une multitude de variantes et avec un énorme succès. En 1945, c’était le modèle de stylo le plus vendu aux USA. Mais le substitut Delpech ne pouvait pas avoir acheté un stylo américain pendant la guerre. Phil supposait qu’il avait acquis ce stylo au cours du procès, peut-être en faisant un échange avec un collègue américain contre son Stylomine 303 à sac en accordéon qui fascinait toujours les étrangers qu ne connaissaient pas cet ingénieux dispositif de stockage de l’encre.
Il imagina même, un instant, une folle hypothèse.
Etant américain il était imprégné de culture chrétienne et pensa que, la veille de l’exécution des condamnés à mort par pendaison, le16 octobre 1946, il leur avait été distribué, à l’initiative des juges américains, du papier et un stylo pour formuler par écrit leurs éventuels regrets pour les actes commis.
Lenski se rappela que, au cours de ses études, il avait, pendant tout un été, parcouru en auto-stop les Etats-Unis et qu’il avait été étonné de constater qu’il y avait une bible déposée dans chaque table de nuit des chambres d’hôtel et de motel où il était descendu. Il trouva donc cette hypothèse parfaitement plausible.
Si ce fait s’avérait confirmé, Phil Libert proposait de donner le fameux stylo à un musée américain ou allemand.
Encore fallait-il trouver les preuves que ce stylo avait bien été utilisé par l’un ou l’autre des accusés au cours de ses dernières heures de vie.
Lenski se gratta la tête et se demanda comment il allait bien pouvoir procéder pour avoir une certitude.
De toute façon, il était à peu près sûr que ce stylo avait vu, les yeux dans les yeux en quelque sorte, pendant presque une année entière, ces 24 responsables du Troisième Reich accusés de complot, crime contre la Paix, crimes de guerre et crimes contre l’Humanité et, pour la plupart, pendus. Tous les témoins humains de ce procès étaient maintenant décédés et seuls, quelques objets, textes et images pouvaient témoigner concrètement de la réalité de ce procès historique.
Il pensa, bien sûr, confier l’essentiel des recherches nécessaires au bon déroulement de cette mission à sa fidèle assistante, Frau Dressling dont la silhouette gracile lui évoquait invariablement celle de Greta (Garbo, bien sûr, et non pas Thunberg, faut pas déconner !) ou celle de la sulfureuse Marlène (Dietrich, évidemment, et non pas Schiappa, il y a des limites à tout !).
A cette évocation, une autre idée traversa aussitôt l’esprit de Lenski. Quitte à ce que ce stylo soit remis à un musée, pourquoi ne pas travestir la réalité et faire en sorte, minimisant l’intérêt historique de ce stylo, de se l’approprier discrètement et le donner au petit musée de l’association des joyeux schoïnopentaxophiles bavarois dont il était le fier président et Frau Dressing, l’ affriolante vice présidente ?
Il y a un début à tout. Mais tout finit par finir.
(surtout vers la fin, comme ajouterait probablement Woody)